C'était un signe.


*Chting !*

Le bruit de la chute de la règle en fer résonna dans toute la salle. Pour la troisième fois. Exaspéré, Félicien pria le faux musicien de récupérer son instrument. Plus que vingt minutes, se dit-il. Toujours les mêmes journées redondantes réglées à la minute. Régler sa vie, cela lui plaisait, à Félicien. Au moins, il savait ce qui l'attendait et n'aurait pas de mauvaise surprise. C'était le dernier cours de la journée, et il voyait bien qu'aucun élève ne prenait la peine de le suivre. Il se consola en se disant que c'était leur problème, ils le regretteraient peut-être plus tard. Cela lui rappelait ses années lycées, qu'il a plus passé le visage caché derrières ses livres qu'amusé devant une règle en fer. Il débitait son cours sans réfléchir, il le connaissait par cœur, mais soutenait toujours sa feuille en main gauche, pour se donner une contenance. Tout en lisant, il remarquait que son annulaire n'était toujours pas serti d'une alliance. Il allait pourtant avoir vingt-huit ans. Il se ravisa en se disant que, de toute manière, une femme dérèglerait l'ordre de sa vie. Encore dix minutes. Bizarrement, il trouvait le temps long. Pourtant, sa matière l'avait toujours passionné. Enfant déjà, il s'imaginait devant un bureau, vif et pertinent, les élèves buvant ses paroles et s'amusant en écoutant ses anecdotes. Mais maintenant, il pratiquait plus par obligation : il fallait bien gagner sa vie. Comme il l'avait enfin espéré, la cloche du lycée sonna. Une journée qui se termine. Enfin. Une fois les élèves sortis (ce qui se fit rapidement), il commença à ranger ses affaires et à effacer le tableau, méthodiquement. Il ferma la salle à clé et parcourut le couloir calmement, dans le noir. Il descendit les escaliers, toujours dans le calme, seul, et réussit à atteindre sa voiture environ cinq minutes plus tard. Oui, il avait chronométré.

Une fois entré dans son appartement, il s'attela à sa tâche habituelle : préparer les cours du lendemain et s'entraîner devant sa glace. C'était pour lui un rituel absolument rébarbatif qu'il s'infligeait chaque soir, pour réussir à se maîtriser devant ses élèves. Il continua son rituel jusqu'à dix-huit heures trente exactement, heure à laquelle il commençait à préparer le dîner. Il savait aussi pertinemment que ce serait l'heure où sa mère l'appellerait, pour débattre avec lui d'une vie meilleure près d'une femme et surtout, plus près d'elle.

En effet, Ida, du haut de ses 50 ans, voyait déjà sur son visage les traces inéluctables de la vieillesse, et sentait la retraite approcher dangereusement. Il fallait bien envisager un moyen de secours, avoir quelqu'un sur qui compter dans les moments de détresse. Et Félicien serait le meilleur candidat.

Mais il se doutait bien de la supercherie. Malgré son amour inconditionnel pour sa mère, il éprouvait un fort embarras lorsque sa mère l'appelait chaque soir à la même heure. Bon sang, il avait tout de même vingt-huit ans, il devait avoir son indépendance, non ? Lassé, il écouta les jérémiades de sa mère et se mit à penser. Après environ cinq minutes de discours (il avait encore une fois minuté), elle lui demanda ce qui n'allait pas, chose qu'elle n'avait pas fait depuis des lustres. Il lui répondit qu'il n'y avait rien, qu'il avait simplement passé une mauvaise journée, comme d'habitude. « Pourquoi cette question ? » Avec un ton quelque peu irrité, elle lui répondit que cela faisait des heures qu'elle lui parlait sans avoir aucune réponse de lui. Pour la première fois, il s'énerva réellement et lui asséna qu'il avait d'autres soucis en tête et que ce n'était pas le moment de le fatiguer avec des problèmes futiles. Pour ne pas entendre ce qui le ferait culpabiliser, il raccrocha immédiatement le téléphone, soulagé. Sa mère le laisserait sûrement tranquille pendant un moment, voire plusieurs jours.

Il se dirigea vers la cuisine et commença à préparer le dîner, qui consistait toujours en un plat de macaronis au fromage accompagné d'une salade et d'une pomme en dessert. Bien qu'il la connaissait par cœur, il suivait toujours attentivement la recette, vérifiant méticuleusement chaque dose d'ingrédients sur une petite balance.

Placé devant sa télévision, il resta vingt-cinq minutes devant la télévision, le temps de regarder la chaîne d'informations qui informait son spectateur de chaque catastrophe se déroulant dans le monde.

Il se doucha en observant les doses de shampooing et en prenant bien soin de replacer les bouteilles au même endroit, sur la bonne étagère. Il se coucha tout aussi méthodiquement, en faisant attention de ne pas défaire les coins du drap. La tête posée sur l'oreiller, quelque chose le chiffonnait. Il ne pouvait pas s'endormir. Il était persuadé qu'un jour, il se passerait quelque chose. Que quelque chose allait changer. Il ne savait pas vraiment quoi, mais il le pressentait. Et pour lui, c'était nouveau. Il s'endormit finalement après plusieurs heures de réflexion, dans un rêve plein d'élèves et de feuilles de papier.

Le matin, il se prépara comme tous les jours, et s'apprêtait à aller au lycée lorsqu'il se rendit compte qu'on était Samedi. Un sentiment de profond désarroi lui survint. Qu'allait-il faire pendant deux jours, seul, sans sa mère qui l'importune au téléphone ni de copie à corriger ? Il décida ainsi de prendre sa voiture et d'aller conduire, se laisser porter par la route, ne pas prendre le contrôle pour une fois.

Arrivé dans le parking, il s'assit et tenta d'allumer le contact. Pas de réponse. Deuxième essai. Toujours rien. Formidable. Par un heureux hasard, un arrêt de bus se trouvait à proximité du parking. Il monterait dedans, prendrait un arrêt au hasard et descendrait. En observant les horaires, il comprit qu'il aurait au moins une heure d'attente avant le prochain. Il s'assit tranquillement sur le banc, maîtrisant son calme et contemplant les alentours. Il aperçut un vieil homme se dirigeant vers l'arrêt, une feuille de papier en main. Il s'assit près de lui et commença à s'amuser avec. Félicien, gêné par la proximité du vieillard, détacha son regard du monsieur et se força à regarder un arbre s'agiter à cause du vent, dans la rue d'en face.

« Voyez comme le vent souffle fort aujourd'hui, c'est un temps à ne pas sortir !, s'exclama le vieil homme.

- Oui, concéda Félicien.

- Et vous, que faites-vous ici alors ?

- Je me promène.

- Assis sur un banc ?, fit le vieillard d'une voix suspicieuse.

- Oui, j'attends le bus, répondit Félicien d'un ton embarrassé.

- Et pour aller où, cher monsieur ?

- Je ne sais pas encore, je le saurai quand il faudra.

- Bien, alors je vous laisse, et j'espère que vous trouverez quelque chose qui vous permettra de vous guider, affirma-t-il, toujours en manipulant sa feuille de papier dans tous les sens.

-Merci, bonne journée. »

Et le vieillard repartit.

Étonné par cette rencontre spéciale, Félicien n'eut pas le temps de signaler au vieillard qu'il avait laissé sa feuille sur le banc, pliée d'une manière originale. C'était un cygne. Intrigué, Félicien observa le pliage afin de déterminer la manière dont il avait été conçu. A force de triturations, il finit par le défaire entièrement. Apparut alors ce qu'il avait rarement observé auparavant : le visage d'une femme. Et à en juger par la photographie, elle était vraiment belle. Était-ce volontaire de la part du vieillard ou seulement une coïncidence ? Sans sourciller, il replia soigneusement la feuille de papier en quatre et la fourra dans sa poche. Lassé d'attendre, il se leva et entreprit de marcher un peu, puis de rentrer lire un livre. Oui, il continuerait d'être seul, mais il aurait toujours ce visage magnifique à observer. Et quelque part, ça le consolait. Tout en réfléchissant, il marchait aléatoirement, sans savoir réellement quelle direction prendre. Il croisa quelques jeunes femmes, dont il examina le visage afin de voir s'il pourrait reconnaître celui de la photographie. Mais aucun signe d'elle. Cette image devenait vite en lui une sorte d'obsession. Afin de se calmer, il fit demi-tour et entreprit de rentrer chez lui.

Une fois arrivé, il n'ouvrit même pas l'ouvrage qu'il avait prévu de lire. Il se hâta de reprendre la feuille de papier et de regarder à nouveau ce visage, de tenter de se rappeler s'il l'avait déjà vu, s'il avait un moindre rapport avec lui. Malheureusement, rien ne lui vint à l'esprit. Deux jours passèrent dans ce trouble permanent, cette certitude d'avoir un rôle important dans une histoire sans réellement en savoir quel était le contenu.

C'est l'esprit égaré que Félicien reprit le travail, Lundi, à huit heures. Cette fois-ci, il n'avait rien minuté, il avait mal rangé ses feuilles de cours, et son col de chemise était quelque peu froissé. Il retrouvait la classe qu'il avait quitté vendredi soir, et cette fois pour deux heures. Toujours le même élève qui faisait tomber sa règle, et toujours les mêmes simagrées répétées. Cette fois-ci l'élève, pour une raison inconnue, se mit à réagir d'une manière plus agressive que la fois précédente. Félicien, surpris et n'ayant jamais connu de situation similaire, l'envoya tout bonnement chez le principal. L'élève, en sortant, lui lança un regard menaçant. « Tu vas me le payer. » Les autre élèves, effrayés par l'attitude du jeune homme, restèrent muets jusqu'à la sonnerie mettant fin au cours de deux heures. Félicien, soulagé, rejoignit ainsi ses collègues en salle des professeurs. C'est à cet endroit, cet instant même que le déclic se fit. Ce n'était pas vraiment ce coup de foudre que l'on voit souvent se dérouler dans les films romantiques, c'était plutôt ce déclic, cette réponse qui nous survient par hasard, à une question que l'on se posait depuis longtemps mais qu'on avait oubliée. Cette réponse, elle se présentait en chair et en os devant lui, assise devant une table, entourée des autres assistants aux professeurs de langue. C'était elle, la femme de la photographie.

A la grande surprise de Félicien, la jeune femme avait aussi l'air de la reconnaître. Elle se leva, s'avança vers lui. Félicien, angoissé, se demanda si elle se dirigeait vraiment vers lui ou quelqu'un d'autre derrière. Il se retourna pour vérifier : personne. Se pouvait-il vraiment que quelqu'un s'intéresse à moi? Sans remarquer le trouble de son interlocuteur, la jeune femme la salua et se présenta : elle s'appelait Lise.

Lise était une jolie étudiante aux alentours de vingt-deux ans, mais sa maturité en valait bien le double. Elle dégageait une sorte d'assurance qui mettait toujours son interlocuteur dans un esprit de confiance. Elle savait comment les mettre à l'aise et comment les aborder. Bref, elle était l'opposé de Félicien.

Les deux nouvelles connaissances continuèrent de discuter. C'est durant cette discussion que Félicien apprit qu'il allait désormais faire cours avec l'aide de la jeune femme, pour mieux préparer les élèves aux difficultés de la langue qu'il enseignait. Il entama donc le reste de la journée d'une humeur nettement meilleure, accompagné de sa nouvelle amie aussi agréable à écouter qu'à regarder.

Deux jours passèrent dans une atmosphère tranquille et agréable, jusqu'à ce que le professeur retrouve la classe la plus difficile à gérer : celle du musicien à la règle en fer. Le jeune adolescent, qui n'a finalement reçu aucune punition de la part du principal mais une bonne remontée de bretelles, manifestait sa rancune envers le professeur avec des regards mauvais et de multiples lâchers de règles réguliers. Félicien, qui ne voulait pas perdre son calme devant son assistante préférée, demeura de marbre et demanda simplement à l'élève d'arrêter son cirque. Pour réponse, l'élève, plus remonté encore que le cours précédent, renversa la table violemment et lança sa règle en fer en direction du tableau. Félicien reçut l'objet métallique en pleine poitrine, avec un retentissement bruyant mais une douleur modérée. Lise parcourut la salle afin de vérifier si tout allait bien, et pria l'adolescent de quitter la salle de classe pour un moment. Félicien, honteux de ne pas avoir pu gérer le jeune turbulent devant les yeux de Lise, rappela ce dernier et entreprit de l'accompagner chez le principal. .

Le principal du lycée était le genre de personne avec laquelle on n'aimait pas discuter. En effet, il préférait souvent parler de lui-même ou de golf, sa passion, que de devoir régler les problèmes intempestifs entre élèves et professeurs. C'est pourquoi, lorsqu'il vit pour la seconde fois dans la même semaine le jeune lycéen, il souffla de lassitude et entreprit à l'avance de ne rien faire pour arranger ces histoires. Il considérait Félicien comme un petit professeur pointilleux sans aucun intérêt, et était persuadé qu'il exagérait. Justement, ce dernier, visiblement exaspéré du comportement de son élève, expliqua les faits. Mais le supérieur, toujours compréhensif, affirma qu'il avait beaucoup de travail et qu'il n'avait pas à gérer ce genre de problèmes enfantins. Il les renvoya dans leur salle de cours avec l'ordre de ne plus l'importuner quand il serait au travail.

Choqué, Félicien garda le silence pendant tout le chemin qu'il parcourait avec le lycéen. Ce dernier quant à lui affichait un sourire sournois, ce qui inquiétait le professeur, n'ayant jamais rencontré de personnage similaire auparavant. Devait-il faire quelque chose ou tout bonnement l'ignorer ? Les deux acolytes revinrent ensemble dans la salle de classe sous les yeux des élèves surpris, et le fauteur de troubles reprit sa place habituelle, en silence, mais toujours affichant son sourire déplaisant. Félicien quant à lui fit comme si de rien n'était, et conserva son calme pour ne pas effrayer Lise.

Le lendemain était un Vendredi, et pas n'importe quel jour de la semaine. En effet, Félicien avait invité Lise à sortir avec lui après les cours. Il se rendait compte de l'importance que prenait la jeune femme dans sa vie. Et quelque part, elle y donnait un sens. Il aurait enfin un rôle important à jouer, quelque chose à faire, et ce sentiment lui plaisait. Et cette bonne humeur se ressentait. Il entamait les leçons avec un grand sourire sur le visage, il voyait ses élèves attentifs et passionnés, et il surprenait même Lise le regarder parfois avec admiration. C'est dans cette atmosphère qu'il entama son dernier cours de la journée, et pas le moindre : il retrouvait ainsi le jeune lycéen perturbateur, visiblement sans regrets à propos de son comportement la veille. Son sourire inquiétant était désormais permanent. Au bout de cinq minutes de cours, il lança sa règle à terre, de manière à être le plus bruyant possible. C'était le début des provocations. Félicien ne tiqua pas. Le jeune perturbé recommença. Aucune réponse, seulement un regard évocateur de la part de son professeur. Félicien écoutait Lise expliquer les circonstances d'un grand événement dans son pays d'origine. Elle se trouvait devant lui, lui tournant le dos, face à la classe captivée. Il vit alors le faux musicien s'agacer et fouiller dans son sac.

C'est à ce moment-là qu'il le revit. L'objet brillant et métallique. Il flottait dans les airs, faisant refléter la lumière des néons, comme un lac reflétant l'image d'un cygne y nageant. Il poussa Lise sur le côté afin qu'elle ne soit pas atteinte. De plus près, l'objet brillant n'avait pas tout à fait la forme d'une règle. Félicien comprit. Dans l'espace des quelques secondes entre le lancer et l'impact, il comprit tout. C'était donc cela le rôle qu'il aurait à jouer. Sauver quelqu'un.

Il sentit en lui l'objet métallique. Il était froid. Il eut encore le temps d'observer ce qui l'entourait. Il voyait les néons au-dessus de lui. Il entendait des cris, des pleurs, et se sentait confus. Un visage se pencha au-dessus de lui. Cette vision lui rappelait quelque chose. Comme s'il l'avait déjà vue... Sur une photographie, par exemple.